Que se passe-t-il dans le cabinet d’un(e) psychanalyste ?

Pour rendre compte de la spécificité du travail d’un psychanalyste, et ne pas dévoiler ce qui de l’intime des patients se déploie dans le cabinet, j’ai utilisé régulièrement la voie littéraire et fictionnelle.

Dans les vignettes fictionnelles je tente de rendre compte des séances quotidiennes, de restituer une atmosphère, de donner du relief au désespoir, à la douleur, aux questions sans réponses des êtres humains. Je tente de vous faire entrer quelques minutes dans l’antre du cabinet, sans déranger les patients, ceux qui souffrent puisque patient vient de patio en latin, la douleur. Il ne s’agit pas en effet, pour les hommes les femmes et les enfants qui entrent dans mon bureau, de patienter, d’attendre, mais bien de traverser les affres d’une douleur et des territoires désolés. Je m’appuie dans mon travail quotidien sur tous les écrits des collègues que j’ai lu, travaillé, mais ceux qui m’aident le plus dans ces moments-là, ce sont les autres patients qui sont venus dans ce bureau et m’ont demandé de parcourir avec eux les contrées du désespoir. C’est ce qui me soutient pour tenir dans l’incertitude et l’impuissance : savoir que j’ai déjà fait ce voyage avec d’autres pour lesquels le printemps est un jour revenu.

Présence

C’est elle qui me téléphone. Son analyste lui a suggéré de venir me voir en lui disant que je recevais aussi des couples. Est-ce vrai ? me dit-elle, comme si elle en doutait un peu. Je lui confirme que c’est exact. Il m’arrive régulièrement de recevoir des couples. Elle me demande en parlant très vite un rendez-vous rapidement, car il y a urgence. Je reprends son mot. Urgence ? Pour lui, pour l’autre, son compagnon, pas pour elle qui téléphone. Je lui demande alors ce qui est urgent pour lui. Elle me dit qu’il est en errance depuis quelques jours. Il a disparu de la maison et elle ne sait pas où il est. Viendra-t-il à l’entretien quand même ? Oui, elle en est certaine. Elle s’accroche à la date que je lui propose comme à une bouée à la mer. Comme si d’avoir été entendue par moi allait l’aider à ne pas sombrer. Jusqu’à ce jour. Le jour et l’heure du rendez-vous où il viendrait et où elle serait apaisée. Sans doute. Peut-être ?

Le jour dit, elle arrive bien longtemps à l’avance. Elle se gare en face du cabinet et voit défiler les autres analysants. Elle attend. Elle dira plus tard que depuis quelques semaines elle a l’impression de ne faire que ça. D’attendre. Que quelque chose se passe. Quelque chose d’autre que ce qui se dessine. Une rupture. Un abandon. Un effondrement. Elle attend mais il n’arrive pas. Il lui téléphone en disant qu’il ne pourra pas venir. Qu’il est retenu au boulot. Elle sonne et se présente à moi. Pour s’excuser. Démunie, triste et effacée. Puis-je lui donner un autre rendez-vous ? La prochaine fois il viendra. C’est sûr. Ici il est vraiment empêché. Je lui propose qu’il me téléphone lui-même pour fixer un autre rendez-vous que bien sûr j’accepte de leur accorder. Elle insiste pour me payer. Je lui dis qu’on en reparlera à trois.

Le soir même, il me téléphone à son tour. S’excusant et sollicitant un autre rendez-vous. Un nouveau temps de rencontre est fixé.

Elle arrive une fois encore avec beaucoup d’avance. Cette fois, il apparaît. En entrant dans le cabinet, il s’excuse. Il s’assied et me fixe intensément. Il ne me quitte pas des yeux. Comme si de ne plus me voir allait faire basculer tout trop vite. Il parle peu mais pour dire des choses de l’irrémédiable, du trop tard, de l’incurable, de l’irréparable, du perdu. Elle ne comprend pas. C’est un évènement anodin de vie qui semble avoir fait tout basculer. Elle n’arrive pas à entendre tellement cette langue dans laquelle il lui parle à présent est incompréhensible pour elle. Je me laisse alors devenir traductrice. Les paroles et les mots semblent s’échapper de leur signification. Elle devient sourde, là, en séance. Elle s’excuse. Elle n’aurait pas dû vivre cet évènement mineur. Elle sait pourtant aussi que ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Mais de quoi s’agit-il ? L’urgence est bien là, présente pour elle plus que pour lui. Lui, il a décidé. Il est déjà parti. Il n’est plus là que comme trace du passé. Je dois me sauver, dit-il. Je reprends son mot. Sauver, de quoi ? De la vie, me répond-il. C’est parce que je me suis sauvé plusieurs fois que je suis toujours en vie. Il se détend. Elle sombre. Il a compris qu’elle avait entendu. Elle a compris qu’elle l’avait définitivement perdu. Il peut la regarder et me lâcher des yeux. Son visage se transforme, s’arrondit, retrouve une forme humaine qu’il avait perdue en entrant. Il lui parle doucement, mais il est complètement détaché d’elle. Elle le sait. Elle l’entend à présent. Elle n’a plus besoin de moi pour traduire. Elle se relève et chancelle. Comment entendre les moments de vie qui nous amènent à ce point au bord du gouffre, de l’anéantissement ? Peut-on jamais vivre une perte sans en mourir un peu, beaucoup, à la folie ?