Que se passe-t-il dans le cabinet d’un psychanalyste ?

Pour rendre compte de la spécificité du travail d’un psychanalyste, et ne pas dévoiler ce qui de l’intime des patients se déploie dans le cabinet, j’ai utilisé régulièrement la voie littéraire et fictionnelle.

Dans les vignettes fictionnelles je tente de rendre compte des séances quotidiennes, de restituer une atmosphère, de donner du relief au désespoir, à la douleur, aux questions sans réponses des êtres humains. Je tente de vous faire entrer quelques minutes dans l’antre du cabinet, sans déranger les patients, ceux qui souffrent puisque patient vient de patio en latin, la douleur. Il ne s’agit pas en effet, pour les hommes les femmes et les enfants qui entrent dans mon bureau, de patienter, d’attendre, mais bien de traverser les affres d’une douleur et des territoires désolés. Je m’appuie dans mon travail quotidien sur tous les écrits des collègues que j’ai lu, travaillé, mais ceux qui m’aident le plus dans ces moments-là, ce sont les autres patients qui sont venus dans ce bureau et m’ont demandé de parcourir avec eux les contrées du désespoir. C’est ce qui me soutient pour tenir dans l’incertitude et l’impuissance : savoir que j’ai déjà fait ce voyage avec d’autres pour lesquels le printemps est un jour revenu.

Dans la littérature il s’agit sans doute du même processus même s’il est moins conscient pour moi. Je me laisse faire par les personnages qui prennent forme en moi et qui souvent, dans l’après-coup, même s’ils n’ont pas de lien direct avec la psychanalyse, rendent compte quand même du processus qui y est associé. C’est pourtant une écriture qui me semble plus proche d’un rêve que d’une fiction. Composée de petits bouts de vie qui me sont propres ou de traces éparses des petits cailloux déposés par les analysant(e)s, c’est un patchwork qui se crée à mon insu et que je découvre en même temps que les lecteurs.

Par exemple l’histoire de Fiona, un des personnages de mon dernier roman qui ne s’est imposée à moi dans la trame du récit qu’après que les deux autres protagonistes, Tom et Simon y soient déjà bien présents. Dans l’extrait ci-dessous, c’est Fiona que se rappelle d’une scène qu’elle a vécu petite fille.

J’ avais six ou sept ans. 

Avant huit ans. Bien sûr. 

Comment vivre après cela ? avait dit ma mère à Isaura en plongeant la tête dans ses mains ouvertes en calice. 

Le mouvement rapide avait produit une chute brusque de sa chevelure rousse. Ses cheveux couleur miel et or s’étaient étalés sur la table. Recouvrant de leur masse ondulée la toile cirée beige décorée de grandes fleurs bordeaux. 

Dans mon souvenir, cette scène était triste et inquiétante pour la petite fille que j’étais à l’époque. Je restais figée en silence. Essayais de comprendre sans dire un mot. Quelque chose de grave était arrivé. En étais-je responsable ? J’avais pourtant l’impression de n’intéresser ni l’une ni l’autre. 

J’étais silencieuse à l’autre bout de la pièce. Figée sur ma chaise. Écoutant tout ce que je pouvais capter. Les scrutant toutes les deux sans bouger. Presque sans respirer

Je craignais sans doute que le moindre bruit de ma part ne fasse se rappeler aux adultes présents, que ma place n’était pas dans cette cuisine. Que je n’avais pas à entendre ces mots qui pourtant allaient subsister en moi. Au point de resurgir aujourd’hui. Je devais être effrayée pour le moins. N’ayant aucune grande personne à qui me confier. Qui aurait pu me rassurer. M’expliquer avec des paroles simples ce qui était en train de se passer. Ou juste me prendre dans ses bras.

La cuisine était baignée de soleil alors que l’atmosphère était pesante. La pièce tout entière était inondée d’une lumière vive, chaude. Ayant l’intensité du renouveau printanier. Elle illuminait les murs carrelés à mi-hauteur. Des carreaux blancs et verts . On entendait au loin quelques cris d’enfants en jeu, ou en dispute.

Ma mère était restée figée dans cette position de repli. De retrait, d’absence de soi. Puis, doucement, elle avait repris d’une de ses mains la masse dorée et avait relevé la tête peu à peu. Les mèches hirsutes encadraient son visage pâle. Il paraissait tuméfié, déformé par les larmes qui l’avaient envahi. 

Elle avait vieilli de dix ans en cinq minutes. 

Son regard était flou. Presque égaré. 

La petite fille que j’étais essayait de comprendre. Ce que j’interprétais comme une tristesse profonde se dégageait d’elle. 

Une intensité résignée avait gagné ses traits. 

Son attention s’était alors fixée vers l’extérieur. Au-delà de la grande baie vitrée on apercevait les prémices du printemps. Le vieux cerisier majestueux se parait de son manteau blanc. 

Alors que la catastrophe implosait à l’intérieur. Dehors, le bonheur semblait à portée de main . 

Maintenant son regard vers ce point d’infini, au-delà du vieil arbre, elle avait dégagé sa main droite et avait commencé un petit mouvement de doigt qui ramenait sans cesse sur la toile cirée des miettes imaginaires. Ce petit geste, répété inlassablement, ponctuait le désespoir présent dans le regard. 

Isaura, à ce moment précis, avait essayé de la rassurer, de la contenir, d’en finir avec ce débordement. Le jugeait-elle indécent ou craignait-elle que cela menace la stabilité de son emploi ?

Elle l’avait observée puis, avait regardé aussi le jardin. Ma mère avait interrompu son geste et était restée figée. Comme si elle était là physiquement sans être là mentalement. 

Fiona gardait, aujourd’hui encore, le souvenir d’une sensation associée à cette absence. Presque une consistance de l’air ambiant. Une sorte de malaise diffus sans éléments tangibles. Il vous enveloppait d’un brouillard poisseux et elle avait perçu vite, sans comprendre pourquoi, qu’elle devait s’en extraire dès qu’il s’installait. 

Isaura avait observé à nouveau ma mère. D’un regard dur et perçant cette fois. Un mur infranchissable. Elle avait jeté un coup d’œil au spectacle offert. La détaillant avec plus de condescendance que de pitié. 

Elle s’était relevée en appuyant ses deux mains sur son tablier gris perle. S’était  dirigée vers la petite console en merisier placée à l’angle de la pièce et jouxtant la baie vitrée. Sans plus regarder ma mère elle avait saisi le bouquet de fleurs printanières qui y étaient disposées. Des tulipes, il me semble. Elle avait dégagé les tiges, remis en forme le feuillage, réajusté l’ensemble. Ce geste particulier, mille fois répété, avait ressemblé à cet instant au signal annonçant la fin de la conversation. Ma mère s’était relevée à son tour. Elle m’avait attrapée par la main comme un colis que l’on aurait négligemment déposé et qu’il fallait reprendre avant de partir. 

Elle m’avait dit

On y va Fiona

Dans mon souvenir nous étions sorties sans un mot pour Isaura.

Danielle Bastien, Sans vous je ne serais rien, Edition Vérone, Paris, 2024, pp. 116-119.