Psychanalyse sous covid 19
La vague scélérate
Ce fut tout-à-coup le temps de la grande stupeur. La grande peur aussi. C’était surtout le moment de l’arrêt. Du stop brutal, du on/off tellement peu imaginable six mois, deux semaines, trois jours avant. Et puis un jour, un soir, c’est devenu concret. Les chaines de télévision l’annonçaient. L’ennemi était bien présent, invisible mais terriblement meurtrier. C’était si difficile à croire que certains en riaient encore, quelques heures avant d’être confinés. Ça allait passer, la vie ne pouvait pas s’arrêter comme ça ! Puis tout s’est confirmé, tout s’est arrêté. Nous avons été tous confinés. Tous, sauf les soignants qui devaient faire face en première ligne à l’ennemi tueur, à l’éprouvé de l’horreur.
Alors le temps long de l’attente s’est installé. Un temps qui ne passe pas. Paradoxe s’il en est. Un temps qui se fige, qui sidère. Un temps suspendu qui nous renvoie toutes et tous, à la manière dont nous avons construit, bricolé, inventé une façon de répondre aux questions énigmatiques de la condition humaine. Celles qui n’ont pas de réponses claires et précises. N’en déplaise à ceux qui aimeraient avoir un protocole pour l’ensemble des énigmes de la vie. L’expérience humaine, mais aussi celle de la pratique de la psychanalyse nous apprend qu’il y a des questions sans réponses, si ce ne sont celles que chacun, chacune, est amené à tisser, face à l’innommable, à l’indicible. Nous y voici collectivement confrontés.
Nous devrons tous, plus ou moins préparés, plus ou moins entourés, traverser l’épreuve de longs mois durant. Chacun réagira avec ses caractéristiques psychiques, amplifiées par la houle.
La vague scélérate est là devant nous et nous devons y faire face.
La psychanalyse, par sa pratique quotidienne pour moi du côté du « fauteuil », après l’avoir été de si longues années du côté du « divan » me semble adéquate pour penser ce qui précisément nous échappe en ces temps difficiles. Elle le sera aussi dans « l’après-coup » de la vague. Quand nous sortirons hébétés de ce que précisément nous n’avions pas vu venir et face à quoi nous avons été désarmés. Elle le sera non pas pour produire des théories post confinement, qui seront certainement légion, mais parce que les psychanalystes sont quotidiennement confrontés à travailler avec ce que nous sommes amenés à vivre collectivement : ce que le psychisme n’avait pas prévu, pas vu venir, n’était pas préparé à affronter. Comme en séance. Une perte brutale, un deuil, une trahison, un innommable, un impensable et les affects contradictoires qui y sont attachés, l’effroi, la peur, la terreur, la douleur, la colère, la rage, l’impuissance, le doute …
Il nous faudra pourtant collectivement penser, tisser, maille après maille, les dimensions « du monde d’après » et de ce qui justement n’a pas été et ne sera plus évident. Beaucoup de celles et ceux qui auront été emportés loin par la vague auront besoin d’être entendus, écoutés, et accompagnés pour rejoindre la rive.
Le sujet individuel et l’évolution de la société sont indissociablement liés, le texte de Freud « psychologie des foules et analyse du moi » nous a aidé à le penser dès 1933. Nous devons poursuivre la réflexion. Nous en aurons besoin collectivement … si nous avons échappé à la vague scélérate.
Sans doute devrais-je, pour ma part et pour y participer, suivre la voie de mon amie Anne Dufourmantelle, disparue tragiquement il y a deux ans et demi… emportée par les vagues d’ une mer déchainée justement ! Sans doute reprendre le chemin de l’écriture avec des fictions courtes qui invitent le lecteur un bref instant dans le cabinet d’une psychanalyste et lui font approcher les questions abyssales qui s’y déploient. On ne pourra plus en discuter Anne et moi, mais une fois encore elle continuera à m’indiquer une voie, en lieu et place de ne plus pouvoir entendre sa voix.
Mai 2020