Le style de l’analyste
C’est bien connu, ce sont les patients qui nous enseignent. Freud le premier en parlait en ces termes soutenant que la psychanalyse devait se réinventer à chaque cure, lors de chaque rencontre singulière dans l’énigmatique cabinet du psychanalyste. Ces lieux sont marqués par ce que l’analyste donne à voir de lui, d’elle, de l’en deçà des costumes de l’Autre qu’il, ou elle, accepte de revêtir pour entamer le long voyage vers l’intime inconnu, le familier étranger, l’inquiétante étrangeté pour le dire comme Freud.
Ils ont pourtant des caractéristiques communes, au point qu’un photographe eut un jour l’idée d’en tirer des clichés et d’en faire un livre Les cabinets de psychanalystes sans préciser à quel analyste ces antres appartenaient. Un divan, un ou deux fauteuils bien sûr. Des œuvres d’art, le plus souvent. Mais aussi des livres. Innombrables en général. Comme s’ils étaient les gardiens de la route sinueuse à emprunter.
L’analyste ne sait rien de ce qu’il en est du patient, littéralement sujet en souffrance, mais s’appuie sur les milles et une contributions de ses éminents prédécesseurs pour tenter de ne pas s’aventurer dans la nuit noire sans de petites loupiotes. Quelques petites lumières dans l’obscurité pour traverser les terres inconnues sans se perdre en chemin.
Chaque séance est inédite. Elle nécessite pourtant ce que Lina Balestriere, disparue bien trop tôt, nommait la capacité à maintenir la surprise inouïe de chaque rencontre. Lorsque la porte s’ouvre, ni l’un ni l’autre des deux protagonistes, l’analysant pour le dire comme Ferenczi et puis Lacan, ni l’autre, l’analyste, ne savent ce qui va se vivre durant la séance. Séance qui , pour ma part, doit avoir un temps suffisamment long pour cheminer dans les voies régulièrement abruptes de l’inconscient. Une chose est de prendre en compte la fécondité de la scansion, de ne pas arrêter une séance parce qu’il est l’heure, mais de l’interrompre sur un mot repris comme une question, un signifiant qui insiste, un lapsus, une phraséologie ou un rythme particulier de la séance. Une autre est d’organiser des séances de vingt minutes, ou moins, en s’appuyant sur la potentielle créativité inépuisable du signifiant.
Une analysante, elle-même psychanalyste, m’a dit un jour au fond vous entendez une séance comme une phrase. Je pense qu’elle avait raison. Une phrase qui insisterait, qui répéterait plusieurs fois sous différents modes la même question, la même obstination à faire entendre quelque chose provenant de la terra incognita. La terre inconnue de l’inconscient. Ça parle, et il faut l’entendre,disait Lacan, à la suite de Freud. Wo es war, soll ich werden.
Cela étant, les années passant, il me semble que je suis aussi tout ouïe à la musique du discours, moi qui ne suis malheureusement pas musicienne. A ces phrases qui s’enchainent si vite qu’aucune place n’est laissée au vide ou à la rêverie, à ces moments ou le timbre de voix se module, où les cris et les pleurs deviennent chuchotements. Mais je reste aussi attentive, grâce à la rencontre de Lina, aux manifestations de mon propre corps confronté à ce qui se tisse en séance. Je pourrai dire peut-être un jour quelques petites choses à propos des lombalgies subites vécues en séances, ou de moments d’étouffements. L’inquiétante étrangeté se glisse aussi sous les pas de l’analyste.
Deux séances m’ont mises au travail cette semaine et ont suscité ce texte. L’une dans le cadre d’entretiens préliminaires à un travail analytique. L’autre lors d’un contrôle, nom donné dans notre cénacle aux supervisions du travail clinique de plus jeunes collègues. L’une et l’autre me renvoyant à la question de préciser ce qu’il en est du travail analytique en général et de ma façon particulière de jouer cette partition à plusieurs voix en particulier. En quelque sorte quel était mon style. Concept qui me semble aussi adéquat que difficile à définir puisqu’ il s’agit en quelque sorte de façonner comme analyste une modalité singulière de parcourir les sentiers de l’inconscient, tout en s’appuyant sur les repères de ces quelques autres qui nous ont précédés, écoutés, aidés, guidés avant de prendre la route. On s’autorise, à prendre ce chemin et cette place, de soi-même et de quelques autres pour le dire comme Lacan. Et il est préférable en effet qu’il y en ait quelques-uns et pas un seul qui alors serait le Maitre du savoir et dicterait la seule voie à suivre. Plus de surprises, plus de réinventions à chaque cure. Juste un mode d’emploi. Un manuel qu’il faudrait apprendre et réciter.
Mon style donc.
C’est une phrase de Christian Bobin qui me vient en y pensant. Une phrase du roman La folle allure. Il y est question de folie, de fugues mais aussi d’enfance. Il écrit « L’enfance est comme un cœur dont les battements trop rapides effraient. Tout est fait pour que le cœur lâche. Le miracle est qu’il survive à tout. Le miracle est que personne, jamais, ne puisse dire voilà il n’y a plus d’enfant. Il n’y a plus qu’un adulte. »
Il me semble que c’est une bonne métaphore pour décrire ce qu’il en est pour moi du travail de l’analyste. Entendre l’enfant. Parfois le bébé. Celui qui a survécu. Qui est tapis dans l’ombre et caché sous les oripeaux de l’adulte. Parfois il crie, il hurle et ce n’est pas difficile de l’entendre. Parfois il susurre ou pointe le bout de son nez par des sensations corporelles chez l’analysant. Vécues avec terreur comme hallucinatoires ou incarnant une crainte de basculer dans la folie. Je me souviens ainsi de certaines analysantes évoquant la sensation d’être écrasée par un poids extrêmement lourd sur leur torse, le frôlement d’une main sur la cuisse, une brulure dans le bas ventre. Mais aussi des moments de pensée vide, blanche, sans contours ni aspérités. Comme un trou au cœur du maillage des pensées. Il n’y a pas que les signifiants qui nous guident. Et Ferencziest d’un précieux recourt dans ces voies de traverse. Le travail de l’analyste est bien celui d’un orfèvre. Ou devrais-je dire un art nécessitant finesse, douceur et rigueur, créativité et modestie. C’est ce que soutient Lya Tourn dans La psychanalyse dans les règles de l’art.
La question reste pourtant entière. Comment entendre l’enfant, interrogent les jeunes collègues ? C’est une question bien difficile. Comment approcher ce que Freud a nommé l’attentionflottante, concept qui a été décliné de mille et une façons. S’agirait-il d’être presque dissipé pour n’écouter que la mélodie des signifiants et non la construction du discours conscient ? Pour ma part j’ai très souvent associé l’attention flottante à la passivité, au sens pulsionnel du terme. Il s’agirait de louer son psychisme pour le dire comme Freud et ce n’est quand même pas une mince affaire. Louer, se prêter à, être suffisamment passivé pour percevoir ce qui sonne aux oreilles en provenance de la terre inconnue. Ces questions mériteraient d’être déployées puisqu’il ne s’agit pas que de passivité mais d’une oscillation permanente des deux protagonistes entre les registres d’activité et de passivité. L’un acceptant de concéder à l’association libre, l’autre tentant de maintenir une attention flottante. L’un assis, l’autre semi-couché, ou parfois ne pouvant qu’être assis lui aussi.
C’est pourtant la construction du rêve, au sens de la construction dans l’analyse que nous propose Freud, qui me semble le plus adéquat pour parler de ces étonnants parcours, de ces rencontres qui durent parfois bien plus longtemps qu’ imaginé au départ. Les rêves et leur intelligence pour le dire comme mon amie Anne Dufourmantelle, elle aussi disparue trop tôt, la voie royale vers l’inconscient. Une séance à entendre comme un rêve donc, construit par condensations et déplacements, métaphores et métonymies.
A moins qu’il faille la penser aussi comme une rêverie maternelle au sens Winnicottien du terme. Puisque comme il le développe dans De la relation d’objet à l’utilisation de l’objet, l’analyste parfois ne représente pas la mère, il l’incarne. Il est alors question de résister à la destruction pour qu’advienne un objet. Winnicott proposant l’idée d’une cure comme un voyage de l’état originaire de dépendance absolue jusqu’à une indépendance relative. Voyage de la condition d’objet subjectivement créé à l’objet objectivement perçu.
Le voyage, en train, étant par ailleurs la métaphore de Freud dans son texte L’inquiétante étrangeté pour évoquer la découverte du territoire de la terre inconnue de l’inconscient.
Il est vrai que pour moi, qui ai beaucoup voyagé à travers les différents continents, le voyage dans la Terra incognita de l’inconscient reste toujours merveilleux, quelques soient les vents contraires, les tempêtes, les déserts arides, les sommets glacés et les gouffres effrayants.
Le chemin mérite d’être parcouru.
Décembre 2022