Un rendez-vous en urgence

Elle me sonne après 5 ans de silence. Elle demande un rendez-vous. En urgence, précise-t-elle. Elle avait interrompu sa cure brutalement en me disant : « Je reviendrai un jour. » Cette interruption brusque était restée une question énigmatique pour moi. Elle n’avait pas d’argent pour régler la dernière séance. Régulièrement, elle m’envoyait des SMS me disant qu’elle ne m’oubliait pas et qu’elle viendrait bientôt déposer l’argent dû dans ma boîte aux lettres. Peu à peu, les messages s’estompèrent et l’argent n’apparut jamais. J’ai toujours pensé qu’elle reviendrait. Elle avait interrompu en ouvrant les questions ayant trait à son couple alors que le premier objet de sa demande était relégué à l’arrière-plan, son anorexie. Avait-elle craint de trop toucher à ce couple sinthome ? 

Elle revient avec les mêmes questions. Devrait-elle, devra-t-elle le quitter ? Il y a urgence, répète-t-elle. Ce qui me semble urgent, c’est sa détresse. Elle ne va vraiment pas bien. Elle est si maigre qu’elle est presque transparente. Elle est grise et égarée dans les méandres de sa vie. Elle lutte avec acharnement contre le repli final. Celui où on ne bouge plus, on ne désire plus, on n’existe plus. Où on se terre au fond de son lit en attendant que ça passe. Mais ça ne passe pas. Ou alors ça revient. Encore et toujours. 

J’espère qu’elle va reprendre le travail, mais elle est hésitante. Elle reste collée sur le bord de la chaise comme prête à bondir pour s’enfuir. 

Elle a suivi une thérapie brève entre-temps, m’explique-t-elle, et ses symptômes alimentaires sont « sous contrôle ». « Ça commence à aller mieux », précise-t-elle tout en venant me montrer exactement l’inverse. Elle est sous antidépresseurs depuis lors. « Les médicaments me permettent de tenir debout, mais je ne sais pas si c’est bien. C’est bien de continuer à faire semblant de vivre, mais au fond si le corps lâche et vous oblige à dormir, c’est qu’il a ses raisons. Je sais pas si c’est mieux qu’avant. C’est différent. » Elle est au bord du gouffre tout en s’accrochant à la question qui l’a ramenée. Une question qui tourne en boucle dans son esprit jour et nuit : « Est-ce que je dois le quitter, est-ce que je vais le quitter ? » J’ai le sentiment que je ne dois pas trop désirer une éventuelle reprise du travail au risque de la faire vaciller. Je dois pouvoir accepter le doute et l’incertitude tout en me taisant et en travaillant avec le risque de l’effondrement. Elle dit : « D’être revenue ici, ça m’a permis de répondre à ma question. Non ! je ne dois pas le quitter. » Je le pense aussi sans le lui dire. Je lui propose de revenir continuer à en parler sans décider pour autant de reprendre un travail. « Demain ? » me dit-elle. Je lui re-propose un rendez-vous. Elle n’est pas revenue. 

In Bastien Danielle, Féminin, maternel, couple. La valse à trois temps d’une psychanalyste, Toulouse, Ères, 2015, 203p.