Trois séances sinon rien

Il me téléphone en me demandant si je peux lui donner trois rendez-vous. Il insiste. C’est très important pour lui que je puisse les recevoir trois fois, lui et sa femme. Je ne comprends pas, mais j’essaye de maintenir ouverte l’énigme de la demande. Je lui dis que nous allons fixer un premier rendez-vous et qu’ensuite il n’y a aucune raison que je ne continue pas à les recevoir deux fois ou plus. Il n’est pas tout à fait satisfait. Il aurait voulu disposer de trois dates. Il concède néanmoins à ma proposition. La date du premier entretien est fixée.

Le jour dit, je les accueille. Lui paraît sombre, tourmenté. Agité aussi un peu. Elle est discrète, effacée, elle glisse dans le bureau comme une ombre. Elle est une ombre, mais je ne le sais pas encore. Il prend la parole le premier en me remerciant de les recevoir. Il a quelque chose d’important à dire à sa femme. C’est pour cela qu’ils sont ici. Je lui donne la parole à elle en lui demandant pourquoi elle est ici. Elle dit qu’elle ne sait pas. Elle se bat contre un cancer du sein depuis 2 ans. Elle a terminé ses 5 séances de chimio depuis 15 jours. Après la mastectomie. Elle dit qu’elle est fatiguée. Qu’elle a eu très peur. Qu’elle a peur. Ce n’est pas fini. On doit lui dire si elle est en rémission. Mais en rémission, ça ne veut pas dire que c’est fini. Elle regarde son mari comme une errante entre le monde des vivants et des morts. Elle ne sait pas pourquoi elle est ici. Sans doute a-t-il eu des difficultés à vivre ces deux années lui aussi et qu’il souhaite en parler ? 

Alors il se lance. Il sent que c’est le moment. Que c’est maintenant qu’il doit lui dire. Qu’il a fait tous ces efforts pour pouvoir en arriver là, à lui dire. Il se jette à l’eau : « Je suis venu ici aujourd’hui pour annoncer à ma femme que je la quittais. J’ai attendu bien sûr que les chimios soient passées, mais maintenant que c’est derrière elle je dois lui dire. Je souhaite que nous nous séparions. Voilà. Je ne me vois pas vieillir avec elle. C’est pour ça. C’est pour ça que je veux que nous divorcions. Rapidement. » 

Un 11 septembre en entretien. L’avion a percuté les tours. La fumée obscurcit le champ de vision. Tout le bureau est dans le brouillard et la fumée. Tout devient trouble et confus. La panique envahit l’espace. La mort commence déjà à rôder. 

Elle ne dit rien. Elle n’est pas certaine d’avoir entendu. Moi non plus d’ailleurs. Elle chancelle tout en étant assise, mais le choc frontal est tel qu’elle n’arrive plus à parler. Moi je n’arrive plus à penser. Comment poursuivre ?

C’est lui qui reprend. Oui, ce n’est pas facile à entendre ni à dire d’ailleurs. Sa femme est encore très faible. C’est pour ça qu’il voulait que je leur accorde trois entretiens, parce qu’il se disait qu’on ne pouvait pas résoudre cela en une séance. Il voulait me la confier. Après l’annonce, le crash en plein vol, le dépôt. Pour pouvoir partir avec un peu moins de difficultés sans doute ? Après tout, il avait le droit de vivre sa vie et de décider qu’il ne vieillirait pas avec elle. Il n’avait rien d’autre à dire, il n’y avait rien d’autre à dire. Oui, c’est vrai, son père était mort il y a quelques mois, mais cela n’avait rien à voir. Il espérait que je pourrais m’occuper de sa femme. Il semblait ne pas tenir compte du fait qu’elle avait un suivi individuel.

Il la regardait. Il me regardait. Elle était devenue muette. Je ne savais pas comment poursuivre. J’étais littéralement sidérée par le choc. Fallait-il continuer ? Et sous quelle forme qui ne redoublerait pas la violence qui s’était déjà abattue ? Je lui ai demandé à elle si elle voulait dire quelque chose. Si elle avait envie que cet entretien se poursuive après cette annonce brutale ou si elle avait besoin de temps. Nous pouvions prendre notre temps, ou elle au moins avait le droit d’en disposer. On pouvait se revoir. Plus tard. Un autre jour. La semaine prochaine. Elle m’a dit qu’elle préférait interrompre. Qu’elle avait sa séance à elle juste après. Qu’elle allait pouvoir s’effondrer dans un lieu qui la soutiendrait. C’était trop dur pour elle de continuer cet entretien. Elle reviendrait peut-être ici, ou pas. Son mari avait dit ce qu’il avait à dire et elle avait entendu. Il ne souhaitait apparemment pas en parler plus. C’était une annonce. Non négociable. De toute façon, elle était trop fatiguée pour pouvoir se battre. Elle s’était déjà battue assez ces deux dernières années. Elle se leva. C’est lui qui était perdu à présent. Il me rappela que j’avais promis de leur accorder trois séances. Je lui dis qu’il me semblait que c’était à madame de dire si elle souhaitait d’autres séances, ou pas. Maintenant ou plus tard. Elle dit avant de sortir : « Je vous appellerai. » Elle m’appela le lendemain pour me dire qu’elle ne souhaitait pas revenir et me remercia de ne pas l’avoir obligée à le faire. 

In Bastien Danielle, Féminin, maternel, couple. La valse à trois temps d’une psychanalyste, Toulouse, Ères, 2015, 203p.